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Les messages essentiels de la Bhagavad-gītā
Pour répondre à cette question, je vais d'abord expliquer ce qu'est la Bhagavad-gītā ; je décrirai ensuite les trois postulats qui constituent le fondement de cette œuvre, ainsi que ses protagonistes les plus importants.
Qu'est-ce que la Bhagavad-gītā ?
La Bhagavad-gītā comprend 700 versets qui se situent au milieu du Mahadbarata, le plus long texte jamais écrit de toute la littérature mondiale. Alors que le Mahadbarata décrit une bataille féroce sur un champ de bataille, le sujet de la Gītā est la guerre intérieure et la lutte inhérente pour la maîtrise de soi. Une lutte que nous devons mener afin de ne pas être vaincus par les déceptions et les défis de la vie, mais au contraire d'en sortir victorieux et de vivre dans la joie et la gratitude.[1]
La Bhagavad-gītā explique la nature humaine et sa relation à Dieu, les différents niveaux de conscience, la construction de la réalité et les moyens d'atteindre la maîtrise de soi.[2] De tous les textes sanskrits, la Bhagavad-gītā est celui qui a exercé la plus grande influence sur l'hindouisme moderne. De tous les textes hindous, c'est celui qui est le plus connu en Occident. Elle comprend l'ensemble du savoir védique et constitue le fondement du darshana yoga.
Bien qu'on ne le sache pas avec certitude, les 18 chapitres qui composent la Bhagavad-gītā semblent avoir été ajoutés à la 6ème édition du Mahabharata entre 200 avant et 300 après J.C. Selon Easwaran[3], la Bhagavad-gītā est considérée comme une shruti au sens littéral. Ceci est remarquable, car le Mahābhārata[e1], dont la Gītā fait partie, est considéré comme smriti par la tradition.
Littéralement, Bhagavad-gītā signifie "le chant (gītā) du seigneur béni (Bhagavad)", le seigneur faisant référence à Krishna. Il s'agit d'un épisode qui s'étend du chapitre 25 au chapitre 42 à la fin du Mahabharata, le plus long texte jamais écrit, au cours duquel Krishna - en tant qu'avatar de Vishnu - se révèle à Arjuna, guerrier sur un champ de bataille et qui s'apprête à mener une grande guerre.
C'est un texte intemporel qui joue autour et au-delà des limites de la rationalité ; il s'attaque aux dogmes religieux de toute époque en remettant en question des hypothèses de longue date qui sont entrées dans le domaine des soi-disant vérités qui n'ont plus besoin d'être vérifiées ou soumises à l'épreuve de l'expérience vécue afin d'établir leur véracité. Il remet en question le statu quo en créant de nouvelles perspectives et en invitant le lecteur à se munir de la proverbiale "lentille Bhagavad-gītā" et à réexaminer les habitudes de longue date et les traditions qui en découlent. Bien qu'il ait été écrit il y a plus de 2000 ans, ses messages sont aussi valables aujourd'hui qu'ils l'étaient à l'époque.
Une comparaison rapide entre la Bible et la Bhagavad-gītā montre que la première est basée sur la dualité, tandis que la seconde est basée sur une dualité non qualifiée, c'est-à-dire qu'en surface, dans le monde physique, mental et émotionnel, il semble y avoir une dualité, mais à un niveau plus profond, spirituel, nous savons qu'elle n'existe pas. À ce niveau plus profond, il y a unité, unicité et plénitude. La Bible considère que Dieu existe indépendamment et en dehors des êtres humains, tandis que la Bhagavad-gītā contemple le Divin comme étant toujours présent et en nous. Alors que la Bible nie le corps et le dépeint comme quelque chose dont il faut avoir honte, la Bhagavad-gītā invite son contemplateur à utiliser le corps. L'expérimentation est la clé des enseignements de la Bhagavad-gītā, alors que "faire ce qu'on nous dit" est le principe fondamental de la Bible.[4]
Cette dernière risque de devenir une doctrine, alors que la Bhagavad-gītā reste à comprendre et à interpréter au niveau de l'expérience vécue. La Gītā met l'accent sur l'expérimentation de l'union avec la réalité "telle qu'elle est". C'est pourquoi la notion de voyage à travers sa propre expérience, pour expérimenter, est forte dans la Bhagavad-gītā. Tout comme Arjuna, qui est le personnage central de ce texte sacré, comme nous le verrons dans la section suivante, le lecteur est invité à entreprendre le voyage de sa propre vie comme le chemin de la transformation.
Et comme le souligne Easwaran, tout lecteur en quête de Dieu sera guidé par la Gītā, car il s'agit d'un "manuel de réalisation de soi et d'un guide d'action"[5] qui prend tout son sens lorsque les enseignements proposés sont mis en pratique. Chaque personne prend ce dont elle a besoin en fonction des circonstances qui lui sont propres. La Bhagavad-gītā est également considérée comme un mythe, en ce sens qu'elle véhicule un message sous le couvert d'un symbolisme universel qui a le potentiel de transformer son lecteur, d'accélérer son évolution personnelle.[6] Mais, plus que tout, c'est un guide sur "comment vivre efficacement dans un monde de défis et de changements"[7] et qui éclaire le voyage vers l'illumination.
Trois postulats fondamentaux de la Bhagavad-gītā
La Bhagavad-gītā fait appel au fondement immuable qui est intrinsèquement présent en chaque être humain, un fondement qui est toujours et déjà là, indépendamment du degré d'évolution physique ou intellectuelle.[8] Trois postulations importantes - des affirmations de vérités - jalonnent son texte, à savoir :
- Connaissance métaphysique
Il y a une raison à tout. Pour s'en rendre compte, il faut pratiquer l'intellect, nos facultés rationnelles. Pour clarifier cela, la Bhagavad-gītā contient des connaissances métaphysiques qui donnent un sens à l'être humain en tant que partie du cosmos en le présentant comme un parallélisme. L'être humain est présenté comme un petit cosmos qui ressemble beaucoup au grand cosmos, un cosmos qui passe d'un stade d'unité à un stade de différenciation et de spécification.[9]
- Discipline éthique
S’il n’est pas contrôlé, le monde de nos cinq sens nous disperse perpétuellement. Une discipline éthique soutenue est nécessaire pour percevoir l'unité. "Aucun progrès durable n'est possible sur le chemin spirituel sans discipline personnelle.[10] La sadhana - discipline subie en vue d'une croissance spirituelle[11] - est nécessaire si nous voulons percevoir l'unité qui se trouve au-delà du monde des perceptions sensorielles. La sadhana est le moyen par lequel nous pouvons mener une vie de plus en plus conforme à notre dharma, c'est-à-dire en totale harmonie avec nous-mêmes et avec un "sens de l'unité".[12] Chacun des 18 chapitres de la Bhagavad-gītā propose une forme de yoga, une voie de retour à l'état d'unité.
- Réalisation spirituelle
Une fois que l'on peut voir clairement la réalité pour ce que l'on est au-delà des illusions (maya[13]) créées par l'ego, on peut percevoir qu'atman = Brahman séparé[14]. Brahman est le feu qui contrôle le monde, tandis qu'atman est une étincelle de ce même feu.
Comme il ressort clairement de ces trois postulats, la vie, riche de ses diverses expériences au niveau du mental, du corps et de l'esprit, est le terrain de jeu dans lequel il convient d’appliquer les enseignements de la Bhagavad-gītā.
Principaux protagonistes de la Bhagavad-gītā
La Bhagavad-gītā peut être lue comme l'histoire de deux familles opposées qui ont également leurs propres armées, les Kauravas et les Pandavas. La première compte 100 guerriers tandis que la seconde en compte cinq, tous frères, y compris Arjuna. Tous sont mariés à la même femme, Draupadi. Les Kauravas incarnent l'adharma – l'injustice – ceux qui ne sont pas vertueux. Et les Pandavas incarnent le dharma – la justice – ceux qui sont vertueux. Le Seigneur Krishna est l'ami des deux familles. Pour soutenir leur guerre, il laisse aux Kauravas le choix entre son armée et ses conseils. Ils choisissent son armée, laissant les Pandavas bénéficier des conseils de Krishna pendant la bataille.
Arjuna, le chef des guerriers, est conduit dans son char par Krishna. C'est ici que le riche symbolisme de la Bhagavad-gītā commence à se révéler au lecteur, Krishna – la mystérieuse incarnation du Seigneur Vishnu – représentant "non pas un être extérieur, humain ou surhumain, mais l'étincelle de divinité qui se trouve au cœur de la personnalité humaine"[15] Arjuna l'âme individuelle incarnée ou l'homme de tous les jours ; le char, le corps ; les cinq chevaux qui tirent le char, les cinq sens et les rênes, les opérations de l'esprit.[16]
Le titre "Le chant du Seigneur béni" fait référence au dialogue entre Arjuna et Krishna qui va s'engager au tout début de la bataille. Lorsqu'il se rend compte qu'il est sur le point de tuer de vieux amis et de perdre sa famille, Arjuna ne veut plus se battre. Il est en conflit avec sa conscience, son ego ; il craint une souffrance psychologique secondaire à l'accomplissement d'actes avec lesquels il n'est pas fondamentalement d'accord. Mais, comme Krishna le lui révèle, il réalise qu'il n'a pas le droit de refuser la bataille car le combat est son dharma ; qu'il est un guerrier après tout ; qu'il doit agir sans s'attendre à certains résultats. En fin de compte, Arjuna se bat librement, laissant le Divin agir à travers lui. La notion de dharma est très importante dans la Gītā et se réfère à "ce qui soutient, à partir des racines dhri, soutenir, tenir ou supporter".[17]
Les messages essentiels de la Bhagavad-gītā
L'essence de la Gītā peut être trouvée en l'interprétant symboliquement. Le parallèle entre l'histoire contenue dans la Gītā et nous aujourd'hui est clair : dans notre vie, nous nous engageons dans d'innombrables batailles. Alors que le champ de bataille est le proverbial terrain de jeu d'Arjuna, notre vie quotidienne est ce même champ de bataille. Ainsi, la guerre à l'extérieur est une métaphore de la guerre à l'intérieur – notre paysage intérieur de projections mentales qui sont en grande partie constituées d'un flux incessant de jugements, de confusions et d'inquiétudes qui passent la revue quotidienne de notre esprit. Comme Arjuna, nous sommes assaillis par mille et une questions, le doute permanent nous paralyse et nous empêche de prendre des décisions claires, tout en sachant pertinemment que ces décisions sont nécessaires pour changer la direction de notre chemin. Pourtant, l'attachement à l'une ou l'autre vérité illusoire et l'absence de certitude absolue quant à ce qui se trouve au-delà nous bloquent si souvent sur notre chemin. Il est clair que nous ressemblons beaucoup à Arjuna. En fait, lire la Gītā comme si l'on était Arjuna et comme si le dialogue avec Krishna n'était pas un dialogue avec une source extérieure, mais un dialogue entre notre moi ordinaire et notre moi profond, renforcera l'impact de la Gītā sur le lecteur.
Confronté à une guerre imminente et conscient qu'il doit faire un choix crucial quant à son issue, Arjuna est complètement désemparé et se pose de nombreuses questions. Au chapitre deux de la Bhagavad-gītā, il se tourne vers Krishna et commence à poser des questions profondes telles que : "Quel est le but de sa vie ?"[18] ; "...Comment une personne qui sait que l'âme est indestructible, éternelle, non née et immuable peut-elle tuer ou faire tuer quelqu'un ?"[19] ; et "Quels sont les symptômes de quelqu'un dont la conscience est ainsi fusionnée dans la transcendance ? Comment parle-t-il et quel est son langage ? Comment s'assoit-il et comment marche-t-il ?"[20] Le voyage d'Arjuna qui l'a conduit à poser ces questions est relaté dans les 100 premiers versets de la Bhagavad-gītā.
Les 600 versets restants de la Gītā contiennent les réponses de Krishna aux questions d'Arjuna. Arjuna apprend que l'être humain et la réalité sont davantage que ce que l'on voit – plus que ce que nos cinq sens, avec leur capacité limitée, peuvent percevoir – et un monde entièrement nouveau s'ouvre à lui. Il en vient à comprendre que notre esprit regarde l'unité et l'intemporalité mais perçoit la multiplicité et l'éphémère. Il découvre la notion de maya, l'énergie créatrice primitive qui fait apparaître l'unité comme une diversité avec d'innombrables noms et formes qui n'existent qu'en tant que condition de perception. Il apprend les quatre niveaux de conscience et comment l'unité n'apparaît que lorsqu'on est établi au quatrième niveau, turiya. Il reçoit des instructions sur le dharma, qui signifie littéralement "ce qui soutient", en tant qu'ordre essentiel des choses qui, s'il est perturbé, provoque des vagues partout. Vivre selon son dharma implique que l'on s'engage dans des actions et des pensées justes, équitables et bonnes. C'est ce qui maintient cet ordre. La notion de dharma est enracinée dans le principe fondamental de l'unicité ; la loi fondamentale de l'unité, qui permet l'équilibre dans l'ensemble de la création. Ici, Arjuna est initié à la loi du karma, qui implique que chaque action et chaque pensée ont nécessairement des conséquences en raison de l'unité inhérente à l'ensemble de la création.[21]
Arjuna en vient à comprendre la notion de samsara ou de renaissance. Krishna enseigne à Arjuna l'importance de se détacher du plaisir et de la douleur, seul moyen de contourner l'apparente dualité de la vie et de s'identifier à l'atman, le Soi immortel. Pour réaliser le Soi, la Bhagavad-gītā enseigne "... trois yogas, ou même quatre – les quatre voies de la mystique hindoue"[22] : jnana yoga – le yoga de la connaissance, bhakti yoga – le yoga de la dévotion, karma yoga – le yoga de l'action désintéressée, et raja yoga – le yoga de la méditation. En présentant ces quatre types de yoga, Krishna considère le yoga comme la connaissance transcendantale, l'amour, l'action désintéressée et la méditation et, à ce titre, propose une pratique à chaque aspirant spirituel.
Indépendamment de la diversité des margas – chemins – vers la réalisation du Soi qui sont proposés dans la Gītā, le fil conducteur entre tous est le renoncement à l'égoïsme en pensée, en parole et en action – en substance, sans aucun attachement aux fruits de notre travail, comme cela est magnifiquement décrit dans le chapitre II, sloka 47 (un verset sanskrit généralement composé de deux lignes d'une grande finesse[23]). Ce n'est qu'en agissant ainsi que nous graviterons vers ce que la Bhagavad-gītā appelle le svadharma, qui englobe la voie de chaque personne, unique et différente, de la vie qui, en fin de compte, nous rapprochera de notre véritable Soi.[24]
Quel que soit le marga que nous suivons, la Bhagavad-gītā nous invite donc à devenir le maître de nos propres facultés afin qu'elles puissent nous servir à agir d'une manière qui nous rapproche du divin qui est en chacun de nous. Le sentiment qui accompagne ce processus de maîtrise est celui de ne plus exister en tant que soi, c'est-à-dire en s'identifiant à soi, mais en tant que le Divin qu'on laisse agir à travers soi. En ne se considérant plus comme l'acteur, mais comme le Divin, il n'est plus nécessaire de s'attacher aux résultats de nos actions, car, une fois pour toutes, la notion de "mon" et de "mien" aura été effacée.
[1] Easwaran, E. (2010). Nilgiri Press, Tomales, La Bhagavad Gita.
[2] Easwaran, E. (2010). Nilgiri Press, Tomales, La Bhagavad Gita.
[3] Idem, p.18.
[4] Duc, G, Genève, Feb 5th 2009, lors d'un enseignement sur la Bhagavad-gītā.
[5] Easwaran, E. (2010). The Bhagavad Gita, Nilgiri Press, Tomales, p. 48.
[6] Duc, G, Genève, Feb 5th 2009, lors d'un enseignement sur la Bhagavad-gītā.
[7] Easwaran, E. (2010). The Bhagavad Gita, Nilgiri Press, Tomales, p. 10.
[8] Traduction libre de Gerard Duc, le 5 févrierth 2011, lors d'un enseignement sur la Bhagavad-gītā à Yoga 7.
[9] Daouk, M., Lausanne, 30 septembreth 2011 lors d'un enseignement sur la Bhagavad-gītā.
[10] Easwaran, E. (2010). Nilgiri Press, Tomales, The Bhagavad Gita, p. 244.
[11] Idem, p. 244.
[12] Idem, p. 267.
[13] "Maya était la capacité magique de créer des formes et des illusions ... à la fois délicieuses et dangereuses ... c'est le spectacle passager qui dissimule l'être immortel .... c'est aussi ce qui déguise la vraie nature des choses", comme celle de Krishna lorsque Arjuna est rejoint par lui pour la première fois (Easwaran, E. (2010). Nilgiri Press, Tomales, The Bhagavad Gita, p. 150).
[14] Daouk, M., Lausanne, 30 septembreth 2011 lors d'un enseignement sur la Bhagavad-gītā.
[15] Easwaran, E. (2010). Nilgiri Press, Tomales, The Bhagavad Gita, p. 21.
[16] Easwaran, E. (2010). Nilgiri Press, Tomales, La Bhagavad Gita.
[17] Idem, p. 31.
[18] A.C. Bhaktivedanta Swami Prabhupadā (1986) : The Bhaktivedanta Book Trust, Kings Cross, Bhagavad-Gitā : As it is, Chapter II - 7, p. 81.
[19] Idem, chapitre II - 21, p. 103.
[20] Idem, chapitre II - 54, p. 142.
[21] Easwaran, E. (2010). Nilgiri Press, Tomales, La Bhagavad Gita.
[22] Idem, p. 49.
[23] Mikel Burley (2000) : New Delhi, Shri Jainendra Press, Hatha Yoga : Its context, theory and practice, p. 7.
[24] Easwaran, E. (2010). Nilgiri Press, Tomales, La Bhagavad Gita